CHAPITRE IV
— Mon seigneur, dit le serviteur, le messager veut vous parler personnellement. Toutefois, il m'a donné cela.
Hart, occupé à lancer les dés, jeta un coup d'oeil distrait à l'homme. Mais son intérêt s'éveilla quand il vit que le serviteur portait les sacoches qu'Ilsa lui avait prises. Il allait enfin pouvoir troquer les vêtements solindiens contre ses cuirs cheysulis.
— Envoyez-le-moi.
— Mon seigneur, il attend dehors, dans la cour. Il ne peut pas apporter son cadeau dans le palais.
— Un cadeau ? dit Hart en sortant ses cuirs d'une des sacoches.
— Oui, mon seigneur.
— Bien. Dites au messager que j'arrive.
Hart trouva les vêtements qu'il cherchait et se changea rapidement. A sa ceinture d'or incrusté de lapis-lazulis, il glissa son couteau.
Maintenant, Dar et sa bande ne pourront plus douter de ma race.
Viens-tu, lir ?
Je viens, dit Rael en secouant ses plumes.
Le cadeau était un superbe étalon alezan. A côté de lui se tenait un homme en bleu et blanc, les couleurs royales solindiennes.
Hart ne s'y connaissait pas autant en chevaux que Brennan, mais il vit que la bête était superbe. Il salua le messager.
— Je suis Hart d'Homana, désormais prince de Solinde.
Le visage de l'homme se figea, bien que sa voix restât polie.
— Mon seigneur, on ne m'a pas donné d'autre titre que celui de Hart d'Homana. Ma dame Ilsa conteste l'existence d'un prince de Solinde.
— La dame Ilsa est têtue, dit Hart en riant.
— Elle vous envoie cet étalon pour compenser la perte de votre monture, dit-il. Elle sait qu'elle en est partiellement responsable et vous prie d'accepter celui-ci en paiement de sa dette.
Hart prit les rênes et caressa le flanc de la bête.
— Dites à la dame Ilsa que je suis honoré par son cadeau, même si son refus de reconnaître mon titre solindien me chagrine. Dites-lui également cela : un jour, je lui prouverai qu'elle a tort.
— Mon seigneur, je lui rapporterai vos paroles.
Le messager se retira. Hart monta en selle et appela un des palefreniers.
— Informez le régent que je m'occupe de l'affaire dont nous avons parlé. Je rentrerai sans doute très tard.
Puis il appela Rael et quitta le palais.
Les doutes de Rael devinrent évidents quand Hart s'arrêta devant le Cygne blanc.
Es-tu sûr de ce que tu vas faire ?
Oui. Si Dar n'est pas là, j'irai voir ailleurs. Je dois le trouver et regagner le sceau.
Il y a d'autres moyens.
Lesquels ? Me suggères-tu de me faire voleur ou assassin ?
Non. Je te suggère de réfléchir à ce que tu fais.
J'entre avec toi, et je joue. A quoi d'autre devrais-je penser ?
A un grand nombre d'autres choses, dit Rael sur un ton résigné.
Rael s'installa sur son avant-bras, ce qui n'était pas très confortable, car le faucon était de grande taille. Mais cela ferait une certaine impression.
Hart entra. D'un mot mental, il envoya Rael se percher dans l'arbre qui servait de charpente. Le silence se fit dans la taverne.
— Dar, appela Hart.
Tous les visages se détournèrent de lui pour observer l'homme qui sortit d'un coin obscur. Dar était presque aussi grand que Hart. Il tenait un gobelet d'argent. A son petit doigt brillait la bague que le prince avait perdue trois nuits auparavant.
— Je pensais que vous reviendriez, dit-il.
Hart montra sa bourse.
— De l'or solindien, dit-il.
Dar sourit.
— Le bezat, mon seigneur ? Ou bien trouvez-vous les enjeux trop élevés ?
— Le bezat, répondit Hart. Vous avez eu une chance de prendre ma vie ; ce soir nous jouons de l'or.
— Jusqu'à ce que j'aie gagné le vôtre, et que vous pariiez autre chose. Je connais votre faiblesse, Cheysuli. Vous vivez pour le jeu, et le risque. ( Il frappa sur la table du plat de la main. ) Oma ! La coupe !
La servante l'apporta et la posa bruyamment sur la table. Hart lui sourit, et reçut en retour, comme il s'y attendait, un juron solindien marmonné entre de jolies petites dents.
Dar éclata de rire.
— Elle fait beaucoup de bruit mais elle ne mord pas. Si vous gagnez, vous pourrez coucher avec elle sans problème. Elle va vers celui qui a le plus d'argent.
— Je préfère les femmes aux cheveux blonds, dit Hart en mélangeant le contenu de la coupe.
Dar leva les yeux avec un sursaut.
— Moi, dit-il au bout d'un instant, j'aime les femmes, c'est tout. Je n'en préfère aucune.
— Aucune ? Pour un homme qui veut épouser la dame Ilsa, c'est une déclaration étrange.
— Je vois que vous avez pris des cours de politique, dit Dar sans sourire.
— Pour survivre à Solinde, j'y suis obligé.
Ils jouèrent presque jusqu'à l'aube, sans qu'aucun d'eux ne soit vainqueur Leurs piles d'or étaient pratiquement identiques.
— Cela suffit, métamorphe. Je suis fatigué, mon lit m'attend...
— Encore une fois, dit Hart. ( Il poussa sa pile d'or vers Dar. ) Le tout, sur un seul jeu.
— Cela n'en vaut pas la peine, dit Dar en bâillant.
— Attendez. Si nous faisons en sorte que l'enjeu soit assez intéressant...
— Vous refusez de risquer votre or cheysuli. Qu'avez-vous d'autre à m'offrir ? A moins que vous n'ayez l'intention de parier votre lir ?
Hart le regarda, incrédule. L'homme n'avait aucune idée de sa relation avec Rael.
— Je préférerais jouer ma main gauche que mon lir, Solindien ! Tenez, j'ajoute cela.
Hart enleva la chevalière au saphir, symbole de son rang homanan, et la jeta sur la pile.
— Ce n'est pas suffisant, dit Dar.
— Mon cheval, fit Hart. Il est dehors. Jugez vous-même de sa valeur.
Ils sortirent. Hart fut ravi par l'air sidéré de Dar.
— Ce cheval appartient à Ilsa ! Je l'ai élevé et entraîné moi-même. Je le lui ai vendu, parce qu'elle a refusé de l'accepter en cadeau... Comment est-il venu en votre possession ?
— Un présent de la dame Ilsa, dit Hart en riant. Elle me l'a offert pour remplacer la monture que j'ai perdue dans la forêt.
Il savait que révéler l'origine de l'étalon forcerait la main de Dar. Qu'il l'ait élevé lui-même rendait le pari plus délicieux.
— Que voulez-vous en échange ? demanda Dar, le visage empourpré de colère.
— Le Troisième Sceau de Solinde.
Dar jura abondamment en solindien.
— Je suis sûr que vous avez raison, dit Hart sarcastiquement. Si nous rentrions et que nous réglions notre petit différend ?
— Je connais la valeur de ce sceau. Croyez-vous que je sois assez idiot sur le risquer pour un seul jeu ?
— Peut-être pas. Mais pour une femme ?
Dar cracha sur le sol, ratant de peu la botte de Hart.
— Entrons, métamorphe. Et voyons qui de nous deux remportera cette femme !
S'il gagnait, pensa Hart, cela prouverait qu'il y avait une place pour les joueurs dans ce monde.
Mais il perdit.
Dar remit la bague-sceau à son doigt, et jeta la chevalière à la serveuse.
— Tiens, Oma, pour te remercier de tes services !
Hart se leva d'un bond.
— Cette bague mérite plus de respect, Solindien ! gronda-t-il.
— Bah ! Elle est homanane, n'est-ce pas ? Ici, nous sommes à Solinde ! Je dirai à la dame Ilsa combien vous avez fait peu de cas de son cadeau. Elle n'approuve pas ce genre de choses, car elle se soucie de l'avenir de son royaume.
— Et vous ? Lui avez-vous dit que vous pariez des fortunes dans des jeux idiots ?
— Je vous souhaite une bonne nuit métamorphe... Et je vous remercie pour une excellente soirée de jeu...
Jurant intérieurement, Hart appela Rael et sortit sous les rires moqueurs des autres clients.
— Vous avez... perdu ? répéta Tarron. Oui, c'est bien ce que j'avais entendu. Ma foi, nous devrons vivre avec le fait que nous ne pouvons plus gouverner Solinde. J'ai déjà prévenu le Mujhar.
— J'ai encore une chance de récupérer le sceau.
— En jouant de nouveau contre lui ? demanda Tarron. Mes instructions sont claires : je dois seulement vous donner la rente que le Mujhar enverra.
— Payable quand ?
— Une fois par an.
— Vous êtes fou ! Il est fou ! Comment puis-je faire durer cet argent douze mois ?
— En apprenant à ne pas le parier. ( Tarron prit un document sur son bureau. ) Mon seigneur, veuillez m'excuser, mais il me reste beaucoup à faire.
— Donnez-moi mon argent maintenant.
— Je regrette, il n'est pas encore arrivé d'Homana.
— Prêtez-m'en, dans ce cas.
— Non, mon seigneur. J'ai des ordres de Niall.
— Croyez-vous que je sois sans ressources, régent ? rugit Hart. J'ai de l'or cheysuli, des pierres précieuses sur mes bracelets, mes bagues, mes ceintures... Pensez-vous que me priver d'or me fera passer l'habitude du jeu ?
— Mon seigneur, faites ce qu'il vous plaira. Ruinez-vous si vous le désirez. Mais cela ne changera pas ma décision.
— Et quand je serai roi de ce fichu pays, que ferez-vous ?
— Si je suis encore en vie ce jour-là, mon seigneur, je démissionnerai, dit calmement Tarron.
— Vous me haïssez à ce point-là..., fit Hart, choqué.
— Non. Je ne vous apprécie pas, c'est vrai, parce que vous vous avilissez sciemment. Je connais votre père, son bon sens, son sérieux. Je connais le prince d'Homana, un adulte responsable et mûr qui fera un bon Mujhar quand il montera sur le trône. Mais vous ? Vous préférez les tavernes aux séances du Conseil, le jeu au gouvernement, et votre satisfaction personnelle à vos responsabilités. Vous n'êtes pas le seul jeune homme de ce type, mais aucun n'est le prince de Solinde.
Hart se sentit coupable.
— Oui, je sais... Un jour, je deviendrai l'homme que vous attendez. Mais...
— ... Pas pour le moment ? Mon seigneur, je crains que vous ne viviez pas assez longtemps pour devenir cet homme-là.
— Je peux regagner le sceau, je le sais, dit-il, tentant de charmer le régent. Tout ce dont j'ai besoin...
— Non.
— Espèce de ku'reshtin...
— Mon seigneur, je dois me remettre au travail. Sans le sceau, certaines choses doivent être traitées avec une grande prudence. Si vous avez envie de m'aider...
Hart éclata de rire.
— Bien. Je vais m'en occuper. Je vous suggère de réfléchir à ce que vous allez porter pour la fête.
— La fête ?
— Celle qui est donnée en l'honneur de votre arrivée. Toute la noblesse solindienne y sera, ainsi que les Homanans vivant à Lestra.
— Toute la noblesse ?
— Oui. Y compris la dame Ilsa, et les seigneurs qui essaient d'obtenir sa main.
— Ku'reshtin, dit Hart. Je comprends ce que vous essayez de faire.
— Vraiment ? Je ne crois pas, mon seigneur. A quoi servirait-il que vous épousiez Ilsa si vous ne régnez pas dans le meilleur intérêt du royaume ? Ou si vous êtes assassiné ? Cela ferait d'Ilsa la reine de Solinde, et donnerait aux Solindiens une raison de plus de nous éjecter. Une telle union pourrait être catastrophique.
Hart ouvrit brutalement la porte.
— Si vous croyez que je n'ai pas compris que vous essayez de me pousser à ce mariage en faisant semblant d'être contre, vous êtes le plus idiot de nous deux.
Tarron éclata de rire. Hart jura et claqua la porte derrière lui.